Jean-Marie Gallais
Cave Pictricem, octobre 2019
Si le vœu suprême d’un homme est de vivre tranquille, il serait sans doute bien avisé de tenir l’art à l’écart de ses pénates. Edgar Wind, Art and anarchy, 1963
Après avoir vu une exposition de Giulia Andreani, notre mémoire reste longtemps hantée, habitée par des visages, par des regards, des gestes, des détails, un vêtement, une attitude, un accessoire... Les tableaux nous travaillent non seulement en présence, mais aussi par le souvenir, à la manière d’un roman ou d’un film dont une phrase ou une scène nous réapparait soudain fixement, sans qu’on ne l’ait demandé. Les visages à la présence fragile ont quelque chose de spectral, de doux et d’inquiétant à la fois. « Je ne crois pas aux fantômes, mais j’en ai peur » écrivait la marquise du Deffand à Horace Walpole. Devant des scènes étranges, guidé par la curiosité, le spectateur se met en quête d’indices, qu’il ne trouvera pas toujours. Car sous des apparences peut-être anodines et banales, il le sait, se jouent des énigmes, des batailles violentes ou silencieuses, visibles ou imperceptibles, toujours à la fois intimes et politiques, qui sollicitent de sa part une expérience critique : femmes en lutte ou subissant, une peintre raillée par ses pairs masculins prisonnière de sa caricature, le nez d’une pharaonne brisé sur ses effigies par damnatio memoriae, des « guerillières » prenant les armes... Il est souvent difficile de savoir qui est représenté – le titre aidera parfois, ou la notoriété du sujet –, mais c’est aussi l’un des enjeux de la peinture : qu’est-ce qu’une image peut nous dire ?
Le travail de Giulia Andreani marque par sa capacité à laisser infuser l’histoire dans une pratique picturale contemporaine. À l’heure où les démarches documentaires ou anthropologiques se sont multipliées, brouillant les frontières, Giulia Andreani préfère rester peintre, inventer à partir du réel et intégrer à sa peinture les petites histoires qu’elle trouve dans la grande histoire : celles, par exemple, des pionnières, femmes oubliées, actrices discrètes de l’art du XXe siècle, celles des femmes engagées dans la Grande Guerre, celles des compagnes de dictateurs, ou encore celles des premières pensionnaires féminines de la Villa Médicis. Sous ses pinceaux, l’image d’archive se mue en peinture d’histoire, donnant à ce genre disparu une actualité troublante et invitant à une relecture de l’évidence. Les excavations de l’artiste l’emmènent ainsi régulièrement du côté de récits personnels et collectifs méconnus du siècle dernier. À partir de ces documents d’archives, Giulia Andreani compose de nouvelles images, comme un peintre hollandais qui patiemment assemblerait les fruits, les fleurs et les ustensiles en vue de la nature morte idéale, celle qui deviendra parlante, métaphore symbolique. Les compositions des tableaux laissent penser que les images trouvées après une minutieuse enquête passent par une étape de découpage-collage mental – la figure de Hannah Höch et de ses collages radicaux au sein de Dada Berlin est un modèle récurrent pour l’artiste.
Ces compositions se chargent également au passage de références à l’histoire de la peinture ancienne. En prenant appui sur la révolution majeure de l’image au XXe siècle, c’est-à-dire la propagation et la multiplication des usages publics et privés de la photographie, et en traduisant cette dernière en peinture, Giulia Andreani en arrive d’une certaine manière à la résolution du vieux conflit qui opposait Poussin et Caravage à Rome au XVIIe siècle, conflit dont est restée célèbre la formule attribuée à Poussin selon laquelle « [Caravage] était venu au monde pour détruire la peinture. » Le premier prône la noblesse des sujets, contre le naturel et la réalité ; le théorique contre le spontané, c’est-à-dire le récit contre le regard ; la lumière contre l’ombre. Chez Giulia Andreani, ces contraires sont réconciliés : les faits historiques sont bien réels ou s’appuient sur des fragments de réalité, l’oeil et le langage sont tous deux nécessaires à parts égales, la spontanéité et le naturel transparaissent dans des images construites et narratives, et ainsi de suite.
Ce qui nous amène à cet autre enjeu soulevé par la peinture de Giulia Andreani comme par la peinture ancienne : savons-nous encore lire une image, lire la densité d’une image ? Ou bien avons-nous abandonné cette capacité fondamentale et millénaire, en confiant récemment aux algorithmes le décodage des images devenues largement numériques ou de synthèse ? La peinture, si elle en joue parfois et même souvent aujourd’hui, semble être en résistance contre ces appétits voraces de la conversion globale du monde en données – notamment lorsqu’elle est figurative. Une oeuvre de Giulia Andreani mettrait facilement en difficulté l’ordinateur. Que reconnaître ? Des morceaux d’images recomposés, des figures brouillées par des signes, de nouveaux gestes, de nouvelles mises en scène, des secrets dévoilés, des histoires tues exhumées et exposées... Plus le format des tableaux s’élargit, plus la composition se complexifie, tout en échappant au didactique et en gardant une part de mystère. Le choix du sujet et la narration sont centraux, ainsi que la facture, rejoignant l’idée bien connue dans les moments de compétition entre peinture et photographie, selon laquelle la peinture est un gage d’authenticité, le fait de l’artiste contre la machine. Alors que depuis les débuts de la peinture moderne, le débat opposant figuration et abstraction semble à la fois central et vain tant les générations successives d’artistes depuis les avant-gardes historiques naviguent aisément entre ces deux types d’expression, Giulia Andreani a quant à elle délibérément fait le choix de la figuration, qu’elle semble inscrire fermement « contre » l’abstraction. Les raisons de ce choix ? Une ferme ambition de contredire la facilité. Giulia Andreani déclare qu’« une peinture figurative est faussement plus accessible et potentiellement plus dangereuse qu’une abstraction ».
Ce choix l’a amenée à doubler son activité de peintre d’une activité d’historienne de l’art, pour comprendre ces différents régimes de l’image et de la peinture – au demeurant, l’histoire de l’art n’a-t-elle pas été inventée par un artiste (Vasari) pour des artistes ? Ses premières recherches l’orientèrent vers une étude de l’École de Leipzig et de ses peintres, qui ont cherché comment la subversion politique pouvait infiltrer la figuration dans le contexte de la propagande communiste en RDA. L’artiste se passionne ainsi pour l’analyse de la manière dont des langages codifiés, comme celui du réalisme socialiste, ont pu être détournés et infiltrés par la métaphore, l’allégorie, l’insertion d’un détail ou tout simplement le choix d’un sujet, par les générations successives. La figure de Neo Rauch est probablement celle qui la marque le plus, mais elle étudie aussi la peinture de Gerhard Richter, passé à l’Ouest et au « réalisme capitaliste », qui infuse un engagement critique dans ses oeuvres des années 1960, malgré des apparences purement formalistes de dépassement des limites du médium. Le point de départ de cette recherche en Allemagne était la compréhension du lien entre peinture et photographie. Finalement, c’est un autre enseignement que Giulia Andreani y a trouvé. Celui d’un Sigmar Polke par exemple, chez qui elle remarque la fluidité et l’imbrication de la réflexion sur le sujet et de celle sur le médium. Désormais, il y aura comme un esprit de connivence avec la peinture allemande chez l’artiste, celle de l’ex-RDA, autant que celle de la Bad Painting et sa critique de la « Germanitude », l’idée qu’un peintre peut avoir la même acidité qu’un chanteur de punk.
Pour avoir un effet sur l’existence, l’art doit sortir des zones de sécurité, nous dit Hegel. Il doit mettre en danger l’artiste mais aussi le spectateur. C’est là qu’intervient la détermination de Giulia Andreani à utiliser les images et la peinture pour participer à ce grand renversement qui consiste à reprendre l’histoire de l’art et l’histoire tout court, et à y révéler le rôle qu’y ont joué les femmes, trop souvent tu, ignoré, ou soigneusement effacé. Plutôt que d’effleurer ces sujets, Giulia Andreani les travaille au corps. Chaque tableau résulte d’un regard d’artiste et d’un regard d’historienne. On pourrait trouver ces mots de l’historien de l’art Louis Marin dans la bouche de l’artiste autant que dans celle de l’un de ses spectateurs : « transcrire cette espèce de rumeur que j’ai, que vous avez, dans la tête quand je (vous) regarde des tableaux, ce « bruit » qui charrie un bout de poème, un fragment d’histoire, un morceau d’article, une référence interrompue, un écho de conversation, un souvenir impromptu, etc., un bruit qui n’est là que pour adoucir la souffrance qu’est indissolublement le plaisir de voir – muet – (la jouissance ?) des formes et des couleurs sur la toile assemblées ». Sous la technique reconnaissable, un camaïeu de gris de Payne qui emprunte à l’aquarelle sa légèreté, sa liquidité et sa transparence, les images d’archives, regards étrangers à l’artiste, s’animent comme sur une table de montage pour créer un nouvel espace de liberté et d’invention. On ne sait plus ce qui est histoire et ce qui est rumeur dans cet univers fantomatique, des zones en réserve masquent même parfois une partie de la scène. Le temps du décryptage est essentiel, c’est celui que l’on ne prend plus devant les images ordinaires. Giulia Andreani crée une peinture dangereuse, sous des apparences de simplicité. Un danger bénéfique, salvateur, qui nous parle sans cesse du politique, du politiquement correct et de la liberté de l’artiste. Attention à la peintre !
✦
Alessandra Prandin
Correspondances, juin 2018
« Correspondances » est le fruit d’une rencontre. C’est à la fois la rencontre entre la pratique de l’artiste et le travail du commissaire, mais c’est aussi la rencontre entre deux femmes de leur temps qui défendent – chacune à sa manière – leur droit à la liberté de création, d’expression, d’émancipation : Alexandra Kollontai et Lucienne Heuvelmans.
Correspondances s’inscrit dans un plus vaste projet de recherche, conçu par Giulia Andreani pour la Villa Médicis, qui porte sur les premières femmes pensionnaires à l’Académie de France. C’est, dans sa version complète, une exposition des œuvres de Giulia Andreani, « activées » par une performance des deux actrices qui évoquent la rencontre imaginaire entre Alexandra Kollontai et Lucienne Heuvelmans. Cette performance à trois est présentée ici - dans l’espace de la Neviera - comme une première étape de création où les peintures de Andreani dialoguent avec un court scénario de la rencontre, écrit par Boris Bergman, romancier et pensionnaire à la Villa Médicis.
On se demandera ce qu’ont à se dire – et à nous dire – une femme politique de la Révolution russe et une femme sculpteur formée par l’art français du XIXe siècle. Alexandra Kollontai est la première femme ayant occupé des fonctions officielles dans un gouvernement. Militante infatigable des droits des femmes, dont elle prône l’émancipation – économique et sociale – fondée sur des relations affranchies des rapports de propriété, elle a consacré sa vie à l’activisme politique, à la dissémination de ses idées, et au combat sur le terrain pour la liberté sexuelle et la révolution féministe.
Aussi réservée que discrète, Lucienne Heuvelmans paraît être l’exacte antithèse de Kollontai. A l’écart des enjeux sociaux, politiques, et même académiques, elle refuse d’occuper la place que la société lui attribue par le truchement du mariage et de la famille. Elle choisit au contraire la voie d’un anticonformisme qui lui permet de se consacrer pleinement à son travail d’artiste, en récusant le reste.
Il y a sans doute un abîme entre Heuvelmans et Kollontai, que séparent à la fois le milieu physique et le milieu social, mais nos recherches respectives sur ces deux femmes d’une même époque (le début du siècle dernier) mettent en évidence des points de contact. On s’identifie dans une certaine mesure à ces deux personnalités en admirant la constance et l’énergie qu’elles mettent à défendre le droit d’être femme, libre et indépendante. Elles comptent parmi les premières à avoir franchi le seuil d’un monde régi exclusivement par les hommes, pour les hommes, et leur combat reste de ce fait très proche de nos préoccupations les plus actuelles.
Si la révolution se fait, pour Kollontai, dans l’action politique et la prise de parole, elle se forge, pour Heuvelmans, dans le refus tenace mais silencieux de se conformer aux diktats de la société via l’exil volontaire et conscient dans la pratique de l’art, auquel son existence est consacrée. Si l’une décrit le mariage comme une prison fondée sur un rapport de propriété, l’autre le répudie comme une forme insidieuse d’asservissement : une révolutionnaire impétueuse et une anticonformiste silencieuse. L’anticonformisme radical de ces deux femmes, qui ont affronté l’indifférence, et même le mépris de leur époque, est le fil rouge de ce projet.
Voix - archive - fiction
Si la recherche d’archive est à la base du travail de Giulia Andreani, les récits et les images se recomposent sur la toile dans un processus visuel de sublimation qui rend leurs problématiques très modernes. On passe ainsi de la toile au texte, et du texte à la voix, qui rend un langage à ces deux femmes trop souvent réduites au silence, et traitées sans le respect ni la déférence qui leur étaient dus, selon le mot de Lucienne Heuvelmans.
On retrouve, dans leur dialogue imaginaire, les grands motifs qui caractérisent les œuvres de Giulia Andreani, comme la coexistence des signes, des visages et des symboles d’époques différentes, dans un étirement temporel qui réécrit l’Histoire. Espace-temps suspendu - l’espace de la toile fait surgir une autre version du récit, qui est plus proche de la scène que de la peinture. On pense au langage du théâtre et de l’opéra, où le mot tableau définit un moment d’arrêt et de suspension de l’action pour la figer dans les regards des spectateurs.
Entre vérité et fiction, Andreani se transforme en faussaire de l’Histoire pour se relier à notre époque. Elle inverse le statut classique du portrait en superposant les visages des pensionnaires d’aujourd’hui à ceux des pensionnaires d’autrefois. On ne sait trop par exemple si le portrait de la compositrice Lili Boulanger nous montre son vrai visage, car il s’agit plutôt de masques que de portraits - le masque, élément récurrent dans la pratique de l’artiste. Et ceux-ci nous renvoient une fois de plus à la mise en scène, où le travail de l’artiste est comme une toile de fond où prend vie le théâtre de l’histoire : une procession de visages et de personnages qui incarnent de multiples temporalités.
Dans la palette grise de Payne, qui est la signature de l’artiste, se mêlent les références au portrait classique comme à la photographie – et notamment ce qu’on appelle la photographie mise en scène, ou staged photography - mais il vaut mieux parler ici de « peinture mise en scène », ou staged painting car la rencontre fictionnelle de Alexandra Kollontai et de Lucienne Heuvelmans, dont la sémantique explosive nourrit le travail de l’artiste, favorise en même temps le pouvoir performatif du tableau.
On se retrouve tous acteurs et spectateurs de cette histoire, qui nous rappelle avant tout, qu’en dépit des progrès manifestes de la société, on a encore besoin d’entendre ces deux voix de femmes - on a besoin de Kollontais et de Heuvelmans - aujourd’hui plus que jamais.
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Valentin Bernard
Intermezzo, mars 2018
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Cave Pictricem, octobre 2019
Si le vœu suprême d’un homme est de vivre tranquille, il serait sans doute bien avisé de tenir l’art à l’écart de ses pénates. Edgar Wind, Art and anarchy, 1963
Après avoir vu une exposition de Giulia Andreani, notre mémoire reste longtemps hantée, habitée par des visages, par des regards, des gestes, des détails, un vêtement, une attitude, un accessoire... Les tableaux nous travaillent non seulement en présence, mais aussi par le souvenir, à la manière d’un roman ou d’un film dont une phrase ou une scène nous réapparait soudain fixement, sans qu’on ne l’ait demandé. Les visages à la présence fragile ont quelque chose de spectral, de doux et d’inquiétant à la fois. « Je ne crois pas aux fantômes, mais j’en ai peur » écrivait la marquise du Deffand à Horace Walpole. Devant des scènes étranges, guidé par la curiosité, le spectateur se met en quête d’indices, qu’il ne trouvera pas toujours. Car sous des apparences peut-être anodines et banales, il le sait, se jouent des énigmes, des batailles violentes ou silencieuses, visibles ou imperceptibles, toujours à la fois intimes et politiques, qui sollicitent de sa part une expérience critique : femmes en lutte ou subissant, une peintre raillée par ses pairs masculins prisonnière de sa caricature, le nez d’une pharaonne brisé sur ses effigies par damnatio memoriae, des « guerillières » prenant les armes... Il est souvent difficile de savoir qui est représenté – le titre aidera parfois, ou la notoriété du sujet –, mais c’est aussi l’un des enjeux de la peinture : qu’est-ce qu’une image peut nous dire ?
Le travail de Giulia Andreani marque par sa capacité à laisser infuser l’histoire dans une pratique picturale contemporaine. À l’heure où les démarches documentaires ou anthropologiques se sont multipliées, brouillant les frontières, Giulia Andreani préfère rester peintre, inventer à partir du réel et intégrer à sa peinture les petites histoires qu’elle trouve dans la grande histoire : celles, par exemple, des pionnières, femmes oubliées, actrices discrètes de l’art du XXe siècle, celles des femmes engagées dans la Grande Guerre, celles des compagnes de dictateurs, ou encore celles des premières pensionnaires féminines de la Villa Médicis. Sous ses pinceaux, l’image d’archive se mue en peinture d’histoire, donnant à ce genre disparu une actualité troublante et invitant à une relecture de l’évidence. Les excavations de l’artiste l’emmènent ainsi régulièrement du côté de récits personnels et collectifs méconnus du siècle dernier. À partir de ces documents d’archives, Giulia Andreani compose de nouvelles images, comme un peintre hollandais qui patiemment assemblerait les fruits, les fleurs et les ustensiles en vue de la nature morte idéale, celle qui deviendra parlante, métaphore symbolique. Les compositions des tableaux laissent penser que les images trouvées après une minutieuse enquête passent par une étape de découpage-collage mental – la figure de Hannah Höch et de ses collages radicaux au sein de Dada Berlin est un modèle récurrent pour l’artiste.
Ces compositions se chargent également au passage de références à l’histoire de la peinture ancienne. En prenant appui sur la révolution majeure de l’image au XXe siècle, c’est-à-dire la propagation et la multiplication des usages publics et privés de la photographie, et en traduisant cette dernière en peinture, Giulia Andreani en arrive d’une certaine manière à la résolution du vieux conflit qui opposait Poussin et Caravage à Rome au XVIIe siècle, conflit dont est restée célèbre la formule attribuée à Poussin selon laquelle « [Caravage] était venu au monde pour détruire la peinture. » Le premier prône la noblesse des sujets, contre le naturel et la réalité ; le théorique contre le spontané, c’est-à-dire le récit contre le regard ; la lumière contre l’ombre. Chez Giulia Andreani, ces contraires sont réconciliés : les faits historiques sont bien réels ou s’appuient sur des fragments de réalité, l’oeil et le langage sont tous deux nécessaires à parts égales, la spontanéité et le naturel transparaissent dans des images construites et narratives, et ainsi de suite.
Ce qui nous amène à cet autre enjeu soulevé par la peinture de Giulia Andreani comme par la peinture ancienne : savons-nous encore lire une image, lire la densité d’une image ? Ou bien avons-nous abandonné cette capacité fondamentale et millénaire, en confiant récemment aux algorithmes le décodage des images devenues largement numériques ou de synthèse ? La peinture, si elle en joue parfois et même souvent aujourd’hui, semble être en résistance contre ces appétits voraces de la conversion globale du monde en données – notamment lorsqu’elle est figurative. Une oeuvre de Giulia Andreani mettrait facilement en difficulté l’ordinateur. Que reconnaître ? Des morceaux d’images recomposés, des figures brouillées par des signes, de nouveaux gestes, de nouvelles mises en scène, des secrets dévoilés, des histoires tues exhumées et exposées... Plus le format des tableaux s’élargit, plus la composition se complexifie, tout en échappant au didactique et en gardant une part de mystère. Le choix du sujet et la narration sont centraux, ainsi que la facture, rejoignant l’idée bien connue dans les moments de compétition entre peinture et photographie, selon laquelle la peinture est un gage d’authenticité, le fait de l’artiste contre la machine. Alors que depuis les débuts de la peinture moderne, le débat opposant figuration et abstraction semble à la fois central et vain tant les générations successives d’artistes depuis les avant-gardes historiques naviguent aisément entre ces deux types d’expression, Giulia Andreani a quant à elle délibérément fait le choix de la figuration, qu’elle semble inscrire fermement « contre » l’abstraction. Les raisons de ce choix ? Une ferme ambition de contredire la facilité. Giulia Andreani déclare qu’« une peinture figurative est faussement plus accessible et potentiellement plus dangereuse qu’une abstraction ».
Ce choix l’a amenée à doubler son activité de peintre d’une activité d’historienne de l’art, pour comprendre ces différents régimes de l’image et de la peinture – au demeurant, l’histoire de l’art n’a-t-elle pas été inventée par un artiste (Vasari) pour des artistes ? Ses premières recherches l’orientèrent vers une étude de l’École de Leipzig et de ses peintres, qui ont cherché comment la subversion politique pouvait infiltrer la figuration dans le contexte de la propagande communiste en RDA. L’artiste se passionne ainsi pour l’analyse de la manière dont des langages codifiés, comme celui du réalisme socialiste, ont pu être détournés et infiltrés par la métaphore, l’allégorie, l’insertion d’un détail ou tout simplement le choix d’un sujet, par les générations successives. La figure de Neo Rauch est probablement celle qui la marque le plus, mais elle étudie aussi la peinture de Gerhard Richter, passé à l’Ouest et au « réalisme capitaliste », qui infuse un engagement critique dans ses oeuvres des années 1960, malgré des apparences purement formalistes de dépassement des limites du médium. Le point de départ de cette recherche en Allemagne était la compréhension du lien entre peinture et photographie. Finalement, c’est un autre enseignement que Giulia Andreani y a trouvé. Celui d’un Sigmar Polke par exemple, chez qui elle remarque la fluidité et l’imbrication de la réflexion sur le sujet et de celle sur le médium. Désormais, il y aura comme un esprit de connivence avec la peinture allemande chez l’artiste, celle de l’ex-RDA, autant que celle de la Bad Painting et sa critique de la « Germanitude », l’idée qu’un peintre peut avoir la même acidité qu’un chanteur de punk.
Pour avoir un effet sur l’existence, l’art doit sortir des zones de sécurité, nous dit Hegel. Il doit mettre en danger l’artiste mais aussi le spectateur. C’est là qu’intervient la détermination de Giulia Andreani à utiliser les images et la peinture pour participer à ce grand renversement qui consiste à reprendre l’histoire de l’art et l’histoire tout court, et à y révéler le rôle qu’y ont joué les femmes, trop souvent tu, ignoré, ou soigneusement effacé. Plutôt que d’effleurer ces sujets, Giulia Andreani les travaille au corps. Chaque tableau résulte d’un regard d’artiste et d’un regard d’historienne. On pourrait trouver ces mots de l’historien de l’art Louis Marin dans la bouche de l’artiste autant que dans celle de l’un de ses spectateurs : « transcrire cette espèce de rumeur que j’ai, que vous avez, dans la tête quand je (vous) regarde des tableaux, ce « bruit » qui charrie un bout de poème, un fragment d’histoire, un morceau d’article, une référence interrompue, un écho de conversation, un souvenir impromptu, etc., un bruit qui n’est là que pour adoucir la souffrance qu’est indissolublement le plaisir de voir – muet – (la jouissance ?) des formes et des couleurs sur la toile assemblées ». Sous la technique reconnaissable, un camaïeu de gris de Payne qui emprunte à l’aquarelle sa légèreté, sa liquidité et sa transparence, les images d’archives, regards étrangers à l’artiste, s’animent comme sur une table de montage pour créer un nouvel espace de liberté et d’invention. On ne sait plus ce qui est histoire et ce qui est rumeur dans cet univers fantomatique, des zones en réserve masquent même parfois une partie de la scène. Le temps du décryptage est essentiel, c’est celui que l’on ne prend plus devant les images ordinaires. Giulia Andreani crée une peinture dangereuse, sous des apparences de simplicité. Un danger bénéfique, salvateur, qui nous parle sans cesse du politique, du politiquement correct et de la liberté de l’artiste. Attention à la peintre !
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Alessandra Prandin
Correspondances, juin 2018
« Correspondances » est le fruit d’une rencontre. C’est à la fois la rencontre entre la pratique de l’artiste et le travail du commissaire, mais c’est aussi la rencontre entre deux femmes de leur temps qui défendent – chacune à sa manière – leur droit à la liberté de création, d’expression, d’émancipation : Alexandra Kollontai et Lucienne Heuvelmans.
Correspondances s’inscrit dans un plus vaste projet de recherche, conçu par Giulia Andreani pour la Villa Médicis, qui porte sur les premières femmes pensionnaires à l’Académie de France. C’est, dans sa version complète, une exposition des œuvres de Giulia Andreani, « activées » par une performance des deux actrices qui évoquent la rencontre imaginaire entre Alexandra Kollontai et Lucienne Heuvelmans. Cette performance à trois est présentée ici - dans l’espace de la Neviera - comme une première étape de création où les peintures de Andreani dialoguent avec un court scénario de la rencontre, écrit par Boris Bergman, romancier et pensionnaire à la Villa Médicis.
On se demandera ce qu’ont à se dire – et à nous dire – une femme politique de la Révolution russe et une femme sculpteur formée par l’art français du XIXe siècle. Alexandra Kollontai est la première femme ayant occupé des fonctions officielles dans un gouvernement. Militante infatigable des droits des femmes, dont elle prône l’émancipation – économique et sociale – fondée sur des relations affranchies des rapports de propriété, elle a consacré sa vie à l’activisme politique, à la dissémination de ses idées, et au combat sur le terrain pour la liberté sexuelle et la révolution féministe.
Aussi réservée que discrète, Lucienne Heuvelmans paraît être l’exacte antithèse de Kollontai. A l’écart des enjeux sociaux, politiques, et même académiques, elle refuse d’occuper la place que la société lui attribue par le truchement du mariage et de la famille. Elle choisit au contraire la voie d’un anticonformisme qui lui permet de se consacrer pleinement à son travail d’artiste, en récusant le reste.
Il y a sans doute un abîme entre Heuvelmans et Kollontai, que séparent à la fois le milieu physique et le milieu social, mais nos recherches respectives sur ces deux femmes d’une même époque (le début du siècle dernier) mettent en évidence des points de contact. On s’identifie dans une certaine mesure à ces deux personnalités en admirant la constance et l’énergie qu’elles mettent à défendre le droit d’être femme, libre et indépendante. Elles comptent parmi les premières à avoir franchi le seuil d’un monde régi exclusivement par les hommes, pour les hommes, et leur combat reste de ce fait très proche de nos préoccupations les plus actuelles.
Si la révolution se fait, pour Kollontai, dans l’action politique et la prise de parole, elle se forge, pour Heuvelmans, dans le refus tenace mais silencieux de se conformer aux diktats de la société via l’exil volontaire et conscient dans la pratique de l’art, auquel son existence est consacrée. Si l’une décrit le mariage comme une prison fondée sur un rapport de propriété, l’autre le répudie comme une forme insidieuse d’asservissement : une révolutionnaire impétueuse et une anticonformiste silencieuse. L’anticonformisme radical de ces deux femmes, qui ont affronté l’indifférence, et même le mépris de leur époque, est le fil rouge de ce projet.
Voix - archive - fiction
Si la recherche d’archive est à la base du travail de Giulia Andreani, les récits et les images se recomposent sur la toile dans un processus visuel de sublimation qui rend leurs problématiques très modernes. On passe ainsi de la toile au texte, et du texte à la voix, qui rend un langage à ces deux femmes trop souvent réduites au silence, et traitées sans le respect ni la déférence qui leur étaient dus, selon le mot de Lucienne Heuvelmans.
On retrouve, dans leur dialogue imaginaire, les grands motifs qui caractérisent les œuvres de Giulia Andreani, comme la coexistence des signes, des visages et des symboles d’époques différentes, dans un étirement temporel qui réécrit l’Histoire. Espace-temps suspendu - l’espace de la toile fait surgir une autre version du récit, qui est plus proche de la scène que de la peinture. On pense au langage du théâtre et de l’opéra, où le mot tableau définit un moment d’arrêt et de suspension de l’action pour la figer dans les regards des spectateurs.
Entre vérité et fiction, Andreani se transforme en faussaire de l’Histoire pour se relier à notre époque. Elle inverse le statut classique du portrait en superposant les visages des pensionnaires d’aujourd’hui à ceux des pensionnaires d’autrefois. On ne sait trop par exemple si le portrait de la compositrice Lili Boulanger nous montre son vrai visage, car il s’agit plutôt de masques que de portraits - le masque, élément récurrent dans la pratique de l’artiste. Et ceux-ci nous renvoient une fois de plus à la mise en scène, où le travail de l’artiste est comme une toile de fond où prend vie le théâtre de l’histoire : une procession de visages et de personnages qui incarnent de multiples temporalités.
Dans la palette grise de Payne, qui est la signature de l’artiste, se mêlent les références au portrait classique comme à la photographie – et notamment ce qu’on appelle la photographie mise en scène, ou staged photography - mais il vaut mieux parler ici de « peinture mise en scène », ou staged painting car la rencontre fictionnelle de Alexandra Kollontai et de Lucienne Heuvelmans, dont la sémantique explosive nourrit le travail de l’artiste, favorise en même temps le pouvoir performatif du tableau.
On se retrouve tous acteurs et spectateurs de cette histoire, qui nous rappelle avant tout, qu’en dépit des progrès manifestes de la société, on a encore besoin d’entendre ces deux voix de femmes - on a besoin de Kollontais et de Heuvelmans - aujourd’hui plus que jamais.
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Valentin Bernard
Intermezzo, mars 2018
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Le
travail de Giulia Andreani est depuis toujours intimement lié à
l’Histoire mais ne s’est jamais contenté d’agir comme une
simple réitération ou support imagé du passé. Alors qu’elle
grandit entourée de portraits d’inconnus accrochés aux murs par
son père, elle développe cet intérêt pour les témoignages
écrits et visuels du passé qu’elle recherche, étudie et
réinvente dans sa pratique artistique. Ainsi, ses toiles et œuvres
sur papier se transforment en témoins sensibles d’une époque ou
d’un moment par le biais de portraits ou de scènes baignés dans
ces dégradés monochromatiques bleutés qui, à l’acrylique ou à
l’aquarelle, sont caractéristiques du travail de l’artiste.
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S’intéressant
au particulier pour atteindre des considérations universelles,
Giulia navigue et articule des références antiques, modernes ou
contemporaines.
Dans l’exposition « Intermezzo », elle livre une série d’œuvres réalisée entre deux réalités différentes vécues lors de deux périodes de résidence, l’une dans un Centre Maternel et l’autre à la Villa Medicis, où les questions relatives à la maternité et à la notion d’archive sont abordées sans détours. Ici se côtoient par exemple deux portraits, celui de l’écrivaine française Virginie Despentes dont l’œuvre littéraire et cinématographique évoque parfois le féminisme malthusien – qui décrit la maternité comme une « fonction sociale » à laquelle les femmes seraient assujetties – et un autre de la reine-pharaon Hatchepsout condamnée à l’oubli par damnatio memoriae. Ces deux portraits de femmes marquent les deux extrémités temporelles de l’exposition et arborent malicieusement les dimensions exactes de la vierge d’Antonello da Messina, symbole absolu de la complétion par la maternité dont elles sont si éloignées.
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Dans l’exposition « Intermezzo », elle livre une série d’œuvres réalisée entre deux réalités différentes vécues lors de deux périodes de résidence, l’une dans un Centre Maternel et l’autre à la Villa Medicis, où les questions relatives à la maternité et à la notion d’archive sont abordées sans détours. Ici se côtoient par exemple deux portraits, celui de l’écrivaine française Virginie Despentes dont l’œuvre littéraire et cinématographique évoque parfois le féminisme malthusien – qui décrit la maternité comme une « fonction sociale » à laquelle les femmes seraient assujetties – et un autre de la reine-pharaon Hatchepsout condamnée à l’oubli par damnatio memoriae. Ces deux portraits de femmes marquent les deux extrémités temporelles de l’exposition et arborent malicieusement les dimensions exactes de la vierge d’Antonello da Messina, symbole absolu de la complétion par la maternité dont elles sont si éloignées.
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En
peignant les visages enfantins de Rainer Werner Fassbinder, Pier
Paolo Pasolini – figures tutélaires du cinéma du XXème siècle
entretenant une relation profonde avec leurs mères, qui apparaissent
fréquemment dans leurs films – ou encore Frida Khalo – peintre
et figure féministe – Giulia pose la question de l’enfance et
rapproche leurs visages de ceux d’anonymes qu’elle a pu
rencontrer récemment lors de sa résidence dans un Centre Maternel.
Alors que l’artiste souhaitait s’intéresser à l’histoire de
ces jeunes femmes isolées, enceintes ou avec un enfant de moins de
trois ans, elle s’est heurtée à une pesanteur administrative qui
l’en a empêchée. Comment ces histoires qui s’écrivent encore
peuvent-elles se révéler moins accessibles que d’autres archives
ayant traversé les siècles; celles-là même que Giulia creuse
habituellement dans son travail. Poussée à limiter son intervention
artistique à des workshops très simples comme la fabrication de
mandalas ou de masques en papier, Giulia rend ici hommage à ces
jeunes femmes accueillies dans des structures dont l’objectif est
de les « transformer » en « bonnes mères », responsables et
adultes, en délaissant parfois leur épanouissement personnel.
.
.
Ainsi,
la série d’aquarelles « LLAMVSS » (2018) est réalisée à
partir de photos prises par l’artiste dans le but initial de
travailler sur la question de l’autoportrait avec les
pensionnaires. Ces visages en partie oblitérés par les lignes du
formulaire de confidentialité très strict, donné à Giulia lors de
son arrivée dans l’établissement, symbolisent cette distance
infranchissable.
Réalisée au sein même du Centre Maternel, la peinture intitulée « Guérillères » (2017), met en scène des femmes en uniforme marchant de façon déterminée. Cette vision, en dissonance avec le contexte, s’est construite sous les yeux des jeunes mères à qui ces héroïnes d’acrylique, tels des doppelgänger, proposent une réflexion sur leur futur, une éventuelle alternative.
Réalisée au sein même du Centre Maternel, la peinture intitulée « Guérillères » (2017), met en scène des femmes en uniforme marchant de façon déterminée. Cette vision, en dissonance avec le contexte, s’est construite sous les yeux des jeunes mères à qui ces héroïnes d’acrylique, tels des doppelgänger, proposent une réflexion sur leur futur, une éventuelle alternative.
✦
Sofia Eliza Bouratsis
Face au temps, septembre 2017
Il y a d’abord des visages. Car Giulia Andreani
peint avant tout des portraits. Et ses portraits sont troublants,
marquants – on ne les oublie pas. En les découvrant pour la première
fois, l’on croit déjà les connaître. Plus on plonge dans le travail de
l’artiste, plus on pense reconnaître les personnes qu’elle choisit de
peindre et plus on est dérangés par cette sensation car il y a quelque
chose de crépusculaire dans ses peintures…
Le concept freudien das Unheimliche, qu’en l’absence d’équivalent français, Marie Bonaparte a traduit par « inquiétante étrangeté » [1], devient ici une inquiétante familiarité – le terme choisi pour sa traduction par Roger Dadoun [2].
Cette référence à Freud – dont l’essai en question constitue l’une de
rares occurrences où il admet faire ce qu’il décrit par le terme direct
et assumé d’esthétique – est en effet ici nécessaire. Il y
analyse le malaise né d’une rupture dans l’écoulement rationnel de la
vie quotidienne, un trouble dont l’origine correspond à la fois au
sentiment de rencontre et au « retour du même ». L’exemple que donne
Freud à ce propos, et en note de bas de page vers la fin de son essai,
est le suivant : il voyage lui-même la nuit dans un compartiment de
wagons-lits et, soudainement dérangé, il se lève de sa banquette, pour
renseigner un homme qui entre dans son compartiment probablement par
erreur. Il comprend une fois debout que l’intrus n’était autre
que son double : son propre reflet dans la porte du compartiment. Il est
donc lui-même à l’origine de l’effroi suscité par l’apparition
déplaisante de l’autre. C’est, comme il l’explique, le refoulement d’une
représentation, puis le retour du refoulé, qui se transforme en
angoisse. Le terme heimlich comporte également un deuxième
sens – qui pour les personnages de Giulia Andreani est complémentaire :
celui de l’intime, du secret tenu caché, d’une joie parfois maligne et
dissimulée, d’un comportement mystérieux qui vise à dissimuler et qui à
travers cette dissimulation dévoile.
« Il ne regarde rien : il retient vers le dedans son amour et sa peur : c’est cela le Regard » [3]. C’est exactement cette intensité, cette tension ambivalente, que l’on
ressent face aux visages que peint Giulia Andreani : les figures
auxquelles elle nous invite à faire face sont à la fois familières,
sympathiques et antipathiques – inquiétantes – et, déjà connues. Serait-ce leur regard qui reflèterait quelque chose qui est aussi en nous ?
Il y a ensuite les signes. Signes de la culture
occidentale, européenne. Avant même de plonger dans la démarche de la
peintre et dans ses références, l’on reconnaît les figures de l’histoire
européenne : la mythologie grecque, les deux guerres, les flux
d’immigration et de migration, les totalitarismes, les idéologies et
leurs empreintes sur les esthétiques du corps, l’apparition du
puritanisme normatif américain, l’évolution à travers l’image de la
hiérarchie entre les genres, le rôle potentiellement ambivalent des
Pin-Up américaines. Les styles, les apparences et les postures
corporelles, composés avec les autres éléments qui se découvrent au fil
du regard s’approfondissant installent le dispositif.
Puis il y a l’histoire. Par exemple la série des italiens [4], les dix politiciens antifascistes : Carlo Rosselli, Emilio Lussu, Filippo Turati, Giuseppe Sargat, Luigi Campolonghi, Luigi Longo, Sandro Pertini, Saverio Nitti, Silvio Trentin et Pietro Nenni.
Ensuite une série d’aquarelles dont plusieurs sont inspirées de l’album
photographique d’une famille calabraise : les clichés et les vérités de
ces générations d’italiens de l’après-guerre. On y voit le Petit italien
« typique » qui arpente les rues et essaye de vendre ce qu’il a (et ce
que l’artiste lui a ajouté comme attirail grotesque) ou encore les Cireurs napolitains, jeunes enfants petits-hommes fiers, déjà lancés dans la « vraie vie » du travail infantile ; un scène de Communion ; la figure du Cousin que l’on retrouve aujourd’hui encore où que l’on migre ; une Fiction _ Scena di genere scène de film du bateau qui arrive ou qui s’en va ; des Migrants qui attendent leur train (ou leur futur) à la gare ; des Raboteurs italiens, Maman et, enfin, le Pater familiae.
Cette peinture représentant le grand-père-padrino, figure du patriarcat
italien « sur » la tête duquel Giulia Andreani a greffé deux jeunes
filles qui jouent, au bord de la mer en se moquant un peu de son
autorité. Ici, l’intérêt de l’artiste pour les dynamiques de
contre-pouvoir est rendu de manière à la fois subtile et évidente,
tendre et forte.
La mémoire et sa damnation. Les trois Damnatio Memoriae (2015)
ne forment pas un triptyque mais elles constituent l’ensemble d’une
recherche concernant toute condamnation à l’oubli – pratique qui remonte
à la Rome antique. Ce travail évoque les opérations systématiquement
mises en œuvre pour effacer le souvenir d’événements historiques. La
question de la manipulation de la mémoire, la mise en image de l’acte
violent de faire tabula rasa et d’effacer les traces d’une
civilisation, la destruction ou la perte de l’histoire à travers des
« éthiques culturelles » violentes, revient souvent dans le travail de
l’artiste qui, pour ce projet, fait aussi bien référence aux pratiques
de l’empire romain qu’à la destruction actuelle du patrimoine culturel
syrien, aux autodafés, aux bûchers de livres en Allemagne et Autriche
nazies, etc.
Damnatio Memoriae I (Medusa) est un acte de
résistance contre cette attitude diachronique qui consiste à détruire
toute effigie d’un contre-pouvoir qu’il soit émancipateur ou pas.
Dégageant toujours un danger, diabolisées, les « mauvaises femmes de
pouvoir » comme la Méduse, sont éliminées des trames historiques par
tous les moyens. À l’image de la seule des trois gorgones qui était
mortelle et qui était une reine, pourtant toujours représentée dans la
mythologie grecque comme un monstre – celle dont la chevelure est
composée de serpents et dont les yeux ont le pouvoir de pétrifier tout
mortel qui la regarde. Medusa ou avec une fille nue tu peux le faire à 100 euro de plus fait
référence à un autre complexe de pouvoir exprimé face aux femmes qui
est relativement plus contemporain : un galeriste a en effet conseillé à
l’artiste de peindre la femme nue pour gagner quelques miettes d’euros
en plus…
Damnatio Memoriae II (KKG) La femme musclée
n’éprouve aucune difficulté à porter ce pianiste avec son piano. Or ici,
il n’y a pas d’acte de destruction mais plutôt une démolition possible,
un effondrement à venir, peut-être. Il est évoqué par cette structure
bancale au sein de laquelle une femme forte porte un homme. C’est une
interprétation ironique de l’histoire de la soumission féminine où la
femme devient une strong woman, nouvelle femme hybride. Inspirée par la lecture de la King Kong Theorie [5]de
Virginie Despentes – d’où le sous-titre du tableau, KKG qui fait
allusion à la King Kong Girl – et où le gorille revête des deux sexes,
ou même, comme dit l’artiste, « de tous les sexes », c’est le choix du
non-genre. L’ironie allégorique ici est claire.
Damnatio Memoriae III est inspirée d’une
photographie des années 40 provenant de l’atelier du grand-père
sculpteur de l’artiste. Ce que cette femme qui en réalité posait pour
une sculpture, essaye ici de détruire, est – élément introduit à la
composition par Giulia Andreani – le Profilo continuo del Duce par Renato
Bertelli. Sculpture très connue datant de 1934, elle constitue un
élément de propagande représentant l’engagement du futurisme pour le
régime fasciste. Dénonciation de l’histoire de l’art italien sombre mais
aussi de l’apologie du fascisme dans la vie quotidienne – et d’une
certaine nostalgie décomplexée du fascisme qui existe encore en Italie
puisque l’on peut même aujourd’hui acheter des gadgets tels que des
porte-clés avec la tête de Mussolini. Effacement et destruction par le
marteau de ce qui est gravé dans la pierre.
L’enlèvement d’Europe. Quelques années après qu’elle ait peint Miss Europa, œuvre que l’on avait découverte au Centre d’art Dominique Lang en 2015 [6], la situation de l’Europe s’est en effet empirée. Il ratto di Europa est
une dédicace à l’Europe actuelle, encore jeune, qui naît sans réussir à
grandir car elle s’effrite déjà. La photographie à partir de laquelle
l’artiste réalisa cette peinture provient d’un article dans un magazine
médical qui concernait la mortalité infantile avant la découverte des
antibiotiques. Les quatre médecins de la photographie sont transformés à
travers l’acte pictural – en une référence classique de l’histoire de
l’art – et ils deviennent les Quatre Cavaliers de l’Apocalypse. Les
douze étoiles du drapeau européen se trouvent par conséquent séparées,
dispersées, désolidarisées sur les chemises chirurgicales respectives.
Dans l’iconographie classique chaque cavalier a un cheval de couleur et
les couleurs sont symboliques : ce sont aussi les seules couleurs de la
toile. Le cheval rouge est celui de la guerre (d’où la ressemblance du
cavalier rouge avec un combattant actuel de l’État islamique) son
attribut est l’épée ; le cheval qui n’a pas d’attribut, et qui ici se
trouve être celui de la femme, est vert, c’est celui de la maladie ; le
cheval blanc est le plus controversé et ambivalent, entre figure
positive et négative, son attribut est l’arc ; et le cheval noir est
celui de la mort, son attribut est la balance – Giulia Andreani dota la
balance de Dürer au cavalier noir dont le bras est amplement posé sur le
lit d’opération de la jeune Europe. Le sens de cette compénétration
complexe d’écritures iconographiques renvoie en effet au malaise
contemporain de l’Europe dont l’objectif fondateur devient utopique et
la figure purement mythologique : et elle est donc enlevée. La
contestation est permanente.
Les femmes, balancement du pouvoir. Les trois Pin-Up de LEF (la
devise de la République française) ont été peintes en 2012 lors des
élections en France. Si l’on regarde un peu mieux leurs corps sensuels
et apparemment parfaits, l’on découvre que la Liberté est amputée d’une
jambe, que l’Égalité est borgne et que la Fraternité manque d’une main. « Leur air solennel n’a rien d’un masque : le visage reçoit du corps toute sa signification » [7]. L’observation de la corporéité dans le travail de Giulia Andreani
dépasse la critique élémentaire du corps féminin instrumentalisé ; on se
situe ici dans le temps, les corps dévoilent les dispositifs,
les indices des luttes de pouvoir, les esthétiques du corps
caractérisent les régimes totalitaires et les époques et certaines
d’entre elles laissent envisager des émancipations potentielles…
L’artiste s’inspire pour ces recherches du film King Kong et de
l’ouvrage homonyme de Virginie Despentes qui lui est une référence
récurrente dans son travail sur l’image des femmes et son retournement
possible, et révolutionnaire.
La Belle est la Bête exprime exactement ce retournement possible. King Kong,
le film, date de 1933 : le cinéma hollywoodien était encore dans la
phase qui précède la non-complexité normative actuelle. Et dans le film,
la distinction entre la proie et le prédateur n’est pas binaire,
l’ambiguïté fonctionne alors comme une possible balance. C’est ainsi que
la Belle, la blonde de King Kong interprétée par Fay Wray se rebelle au
sein de la toile et devient elle même King Kong : sa féminité se
retourne, elle se renverse sans se perdre. Et, inquiétante étrangeté, la
figure qui a un regard un peu terrifié se transforme dès que son visage
est masqué. C’est la raison pour laquelle son masque reste
transparent : pour garder ce balancement entre peur et prise de pouvoir
possible, ni homme, ni femme, ni victime, ni bourreau, elle est en
transformation.
La Belle et le Beau concernent la même histoire : le beau
sauve la belle, mais elle, même aveuglée par l’amour, pleure tout de
même la mort de King Kong. L’année suivant la sortie du film, en 1934,
tout devient plus moraliste et puritain. D’où ces visages suspendus en
transition.
L’oxymore du masque transparent. Giulia Andreani
peint parfois des masques sur les visages des officiels : c’est une
manière ludique de rendre grotesque tout pouvoir. Mais elle chérit aussi
particulièrement la figure du lapin : l’innocent tragique. Inspirée de
masques africains, primitifs mais aussi de jeux vidéo (Packman) cette
figure hybride ici perce. Et alors surgit toute la complexité du visage
peint : Qu’est-ce qui est peint dans un portrait ? L’individu, un
personnage, ou bien la Persona – le masque ?
Et la forme du masque évolue dans le travail de l’artiste pour
maintenant – et pour la première fois – devenir volume, objet,
sculpture : verre coloré et pâte de verre coulée.
Georges Devereux explique que le port d’un masque – du masque grec
antique au masque mortuaire qui vise à dissimuler l’état de cadavre et
aux déguisements évidents (clowns, carnaval) ou discrets (maquillages et
postiches) – autrement dit le fait de mettre une façade devant
son visage constitue « une défense contre l’anéantissement par la
renonciation à son identité ». Le visage constitue en effet la signature
en propre de tout individu, ce qui permet de l’identifier et de
l’insérer dans les divers processus et cercles sociaux. Ce qui, comme
l’écrit Devereux, signifie que « la renonciation ou le déguisement de l’identité sont
[…] les défenses de choix contre la destruction, puisque c’est la
connaissance de son identité qui relève la vulnérabilité de celui dont
on connaît l’identité » [8].
La renonciation à l’identité n’est donc pas une spécialité d’espion,
elle est certes caractéristique en période de guerre (agents secrets,
minorités ethniques…), mais elle peut également s’avérer très utile dans
la vie quotidienne. C’est l’une des questions que posent les masques
translucides de Giulia Andreani.
Ce premier objet de l’artiste vénitienne, le masque de verre est en
effet caractérisé par sa transparence qui cache et dévoile et démasque
en masquant – même la lumière qui le traverse. La complexité de la
matière n’est pas uniquement symbolique : ce travail est une manière
pour l’artiste qui affirme que « c’est la peinture qui aura le dernier
mot ! » de sortir dans la peinture tout en restant en elle. Mais aussi,
Giulia Andreani, dont la dextérité technique et la maîtrise du pinceau
sont impressionnantes, a ici le courage de se laisser aller à une
nouvelle méthode qui ne permet de réaliser qu’une « peinture »
non-maîtrisée (pâte de verre colorée et coulée).
Greffer un masque sur un visage devient ainsi une manière de
démasquer son personnage en le masquant, de dévoiler le grotesque de
toute mise en scène, de masquer sans dissimuler. L’acte de la peintre
devient donc une évocation directe des masques-greffes que nous sommes
tous obligés de porter pour rester respectueux des règles sociales. Tous
« sauf les artistes et les fous ». Le masque est donc à notre
disposition dans l’exposition.
Le protocole. Sa peinture constitue, comme
l’explique Giulia Andreani, « la pointe de l’iceberg » de sa démarche,
qui est en partie dévoilée à travers la présentation de son travail
réalisé aux Ateliers des Arques (Sa compagne aux cheveux courts, On n’en saura rien et Femme d’intérieur)
et qui concerne l’histoire de Valentine Prax, artiste femme qui malgré
le fait qu’elle n’était pas juive, a du justifier son baptême au moment
de l’occupation et était « persécutée » à cause de la prétendue origine
juive de son mari Zadkine (dont seul le grand-père paternel était juif).
Les peintures sont accompagnées d’une table présentant les éléments de
cette recherche méticuleuse.
Giulia Andreani, diplômée en peinture de l’Accademia di Belle Artide
Venise, a en effet également poursuivi des études d’Histoire de l’Art
Contemporain à la Sorbonne. C’est cette double formation de peintre et
de chercheure qui caractérise sa démarche actuelle : « En Italie, j’ai
acquis un savoir-faire, en France j’ai construit une approche critique
de la peinture ». Alors que le terme de protocole se rapproche plutôt de
la performance, Giulia Andreani en a défini un pour sa pratique.
Il y a d’abord la recherche dans les archives qu’elle qualifie de
« fouille ». En choisissant ce terme propre à l’archéologie, elle met
l’accent sur cette volonté de dévoiler l’histoire d’Europe et de l’art.
Or, les mêmes matériaux que trouverait un chercheur en sciences humaines
sont ici interprétés par la subjectivité de l’artiste : il ne s’agit
donc pas pour elle de restituer l’histoire mais de se l’approprier, de
soustraire les images de leur contexte et de les (re)composer en créant
des associations libres. Ces montages sont notamment composés d’éléments
qui pourraient paraître inintéressants dans une perspective théorique :
des sources à la fois légères et graves, superficielles et profondes,
intimes et publiques. Il y a ici une rupture qui est opérée dans
l’écoulement « rationnel » de la recherche, à l’image de la rupture dans
la vie quotidienne évoquée par Freud. Giulia Andreani détourne ainsi
les archives choisies afin de brouiller les pistes : entre le bourreau
et la victime, la fiction et la réalité, le passé et l’actualité.
Inspirée par exemple par les volets (semi-ouverts pour observer
discrètement les autres villageois), elle masque de traits horizontaux
les visages de la série On n’en saura rien où cinq victimes
emprisonnées dans un camps de travail se retrouvent dans la même ligne
que deux bourreaux. Fiches anthropométriques ? Peut-être. Il s’agit
aussi de poser, à travers une ambiguïté, la question de savoir qui est qui.
Giulia Andreani précise qu’il s’agit aussi de « redonner à la peinture son statut [certes complexe] de cosa mentale dans
un moment où les œuvres d’art deviennent des formes consommables,
standardisées et homologuées ». Tel est le projet de l’artiste qui
explique qu’« alors que Gerhard Richter disait faire de la photographie
avec de la peinture, mon idée est de faire de la peinture avec de la
photographie ». Profondément marquée par l’approche phénoménologique de
la photographie dans La Chambre claire de Roland Barthes, elle
approfondit son travail sur la peinture en assumant un rapport conscient
et inédit à la photographie. Elle peint par conséquent en une couleur
unique le Gris de Payne : « teinte bleutée, brevetée par un peintre
aquarelliste anglais à la fin du XVIIIe siècle, elle était utilisée
comme “la couleur du crépuscule”, de l’entre-deux. Ma peinture se trouve
être, elle-même crépusculaire, car elle se nourrit des moments
historiques de changement, de crise, de déclin ». C’est en réactivant et
en restituant une présence du passé – à travers la synchronicité d’une
photographie réinterprétée, enlevée de son hic et nunc et recomposée – que Giulia Andreani dévoile le côté obscur de l’humanité dans sa diachronicité.
Faisons face à la peinture, comme elle nous cherche et, pour reprendre le terme de Shakespeare dont l’artiste s’est inspirée pour le titre de son exposition : « Faisons face au temps, comme il nous cherche ». Ce temps qui fait des tours et puis revient se répéter. Au fil du travail de Giulia Andreani l’histoire et devenue proche, présente, active, c’est bien cela le sentiment de rencontre et de « retour du même » dont parle Freud en évoquant l’inquiétante familiarité. C’est exactement ce qui arrive quand face à 2m47s_4m44s l’on s’imagine que la femme voilée que l’on voit à la chaîne de télévision italienne Rai 3 est une réfugiée syrienne avec son enfant. Or, il s’agit d’un still frame du film Il Cammino della speranza de Pietro Germi (1950) : cette femme est une sicilienne qui immigre avec son enfant en France. À cette époque il y avait aussi des passeurs, mais dans les Alpes ; à cette époque il y avait aussi des femmes voilées mais elles étaient aussi européennes. L’on sent un malaise face à cette image car tout le pouvoir du ca a été est réactivé et il opère dans le présent : extrait et recomposé, le passé peut donc atteindre le présent. Et c’est alors que les masques tombent, face au temps.
[1]
Sigmund Freud, « L’inquiétante étrangeté », in
Essais de psychanalyse appliquée, Paris, Gallimard, « Nrf-
Idées », [1933] 1971, pp. 163 à 210.
[2]
Roger Dadoun, Sigmund Freud, Paris, L’Archipel, 2015.
[3]
Roland Barthes, La Chambre claire. Note sur la photographie,
Gallimard-Seuil, « Cahiers du cinéma », 1980, p. 174.
[4]
Dont une partie ont été commandés à l’artiste par le Musée
national de l’histoire de l’immigration pour l’exposition Ciao
Italia ! (Paris, du 28 mars au 10 septembre 2017) et d’autres exposés ou pas, mais réalisés à l’occasion de cette exposition
qui a rendu compte de l’histoire de l’immigration italienne en
France (1860-1960), qui reste à ce jour la plus importante de
l’histoire française.
[5]
Virginie Despentes, King Kong Théorie, Paris, Grasset, 2006.
[6]
Bastion ! Giulia Andreani, Célie Falières, Camille Fischer,
Aurélie de Heinzelin, Caroline Gamon, Gretel Weyer, Centres d’art
– Ville de Dudelange Dominique Lang et Nei Liicht du 23.01 au
25.02.2016.
[7]
Hugo Von Hofmannsthal, Lettre de Lord Chandos et autres textes,
Paris, Gallimard, « Poésie », 1992, p. 193.
[8]
Georges Devereux, La Renonciation à l’identité. Défense contre
l’anéantissement, Paris, Petite Bibliothèque Payot, 2009, p. 69.
✦
Erik Verhagen
Tout geste est renversement, mars 2015
Tout geste est renversement, mars 2015
Giulia
Andreani. Requiem pour un jeune poète
A
l’occasion d’une discussion que nous avons eue lors de la
préparation de l’exposition, Giulia Andreani, de retour de
Meisenthal où grand nombre des travaux présentés ici ont été
conçus, a convoqué une référence assez inattendue pour étayer
son propos : Le Requiem
pour un jeune poète
du compositeur allemand Bernd Aloïs Zimmermann.
Créée en 1969, l’œuvre en question est une espèce de patchwork polyphonique superposant des sources hétérogènes où des extraits du Canto LXXIX d’Ezra Pound sont mélangés à des citations, entre autres, de Joyce, Camus, Benn, Brecht mais aussi de Wittgenstein auxquelles s’ajoutent des bribes d’enregistrements de Mao, Dubcek, Hitler, Goebbels, Jean XXIII et Churchill, le tout enveloppé par un tissu orchestral tramé de sons électroniques et jazz. Le Requiem, rarement donné en concert – il le sera en juin à la Philharmonie de Paris -, évoque effectivement l’esthétique échafaudée depuis plusieurs années par Andreani. Et ce à deux niveaux : à titre individuel, la plupart de ses œuvres se caractérisant par un sens du montage, selon les cas plus ou moins discret, mais aussi dans une perspective intertextuelle, peintures et dessins de cette artiste se répondant et formant un tout, quand bien même dissociable, qu’elle ne cesse d’alimenter. Ce qui rapproche enfin son propos de celui du compositeur allemand est cette manière, presque désinvolte, de conjuguer des sources « légères » et « graves », des références « superficielles » et « profondes ». Andreani n’est pas sans le savoir : une fois désolidarisée de son contexte et/ou de sa légende, l’image est un signe suspendu et orphelin sur lequel on ne saurait porter de jugement fiable et encore moins définitif.
On en veut pour preuve cette composition sobre et peu spectaculaire s’intitulant La gifle. Deux athlètes y sont représentés dans un mouvement qui nous donne la trompeuse impression d’être synchronisé. Nous savons d’après les sources dévoilées par l’artiste que nous sommes en compagnie ici d’une lanceuse de disque participant à une compétition sportive sur le territoire palestinien, prise en photo par Liselotte Grschebina en 1937, et de Erwin Hubert, discobole nazi immortalisé par Leni Riefensthal un an auparavant. L’une comme l’autre peuvent se vanter d’avoir un physique avantageux et photogénique et se sont en conséquence fièrement pliés à leurs objectifs respectifs. Mais leur identité de même que celles de leur photographe, sans même parler des lieux où ils ont été photographiés, les rendent bien entendu incompatibles. Réunis au sein d’une même image et d’une chorégraphie de circonstance, les athlètes juive et allemand sont donc fédérés par la traduction picturale et ses nuances de gris qui font écho aux sources photographiques.
Créée en 1969, l’œuvre en question est une espèce de patchwork polyphonique superposant des sources hétérogènes où des extraits du Canto LXXIX d’Ezra Pound sont mélangés à des citations, entre autres, de Joyce, Camus, Benn, Brecht mais aussi de Wittgenstein auxquelles s’ajoutent des bribes d’enregistrements de Mao, Dubcek, Hitler, Goebbels, Jean XXIII et Churchill, le tout enveloppé par un tissu orchestral tramé de sons électroniques et jazz. Le Requiem, rarement donné en concert – il le sera en juin à la Philharmonie de Paris -, évoque effectivement l’esthétique échafaudée depuis plusieurs années par Andreani. Et ce à deux niveaux : à titre individuel, la plupart de ses œuvres se caractérisant par un sens du montage, selon les cas plus ou moins discret, mais aussi dans une perspective intertextuelle, peintures et dessins de cette artiste se répondant et formant un tout, quand bien même dissociable, qu’elle ne cesse d’alimenter. Ce qui rapproche enfin son propos de celui du compositeur allemand est cette manière, presque désinvolte, de conjuguer des sources « légères » et « graves », des références « superficielles » et « profondes ». Andreani n’est pas sans le savoir : une fois désolidarisée de son contexte et/ou de sa légende, l’image est un signe suspendu et orphelin sur lequel on ne saurait porter de jugement fiable et encore moins définitif.
On en veut pour preuve cette composition sobre et peu spectaculaire s’intitulant La gifle. Deux athlètes y sont représentés dans un mouvement qui nous donne la trompeuse impression d’être synchronisé. Nous savons d’après les sources dévoilées par l’artiste que nous sommes en compagnie ici d’une lanceuse de disque participant à une compétition sportive sur le territoire palestinien, prise en photo par Liselotte Grschebina en 1937, et de Erwin Hubert, discobole nazi immortalisé par Leni Riefensthal un an auparavant. L’une comme l’autre peuvent se vanter d’avoir un physique avantageux et photogénique et se sont en conséquence fièrement pliés à leurs objectifs respectifs. Mais leur identité de même que celles de leur photographe, sans même parler des lieux où ils ont été photographiés, les rendent bien entendu incompatibles. Réunis au sein d’une même image et d’une chorégraphie de circonstance, les athlètes juive et allemand sont donc fédérés par la traduction picturale et ses nuances de gris qui font écho aux sources photographiques.
Les
œuvres de Andreani sont innervées de telles rencontres improbables
et autres téléscopages qui désamorcent les références initiales
afin de les soumettre à des relectures qui nous incitent à
interroger les liens entre images fixe ou en mouvement et l’histoire.
Pièces à conviction, documents, fiction et réalité: ces notions
sont mises à rude épreuve dans son œuvre. D’où l’intérêt
qu’elle affiche pour des genres qui n’ont cessé de se situer au
croisement de celles-ci, à l’image du Nouveau Réalisme italien
dont nombre de captures d’écran figurent dans sa base
iconographique. On mentionnera enfin que cette exposition est placée
sous l’autorité et la présence fantomatique de Hannah Höch.
Rappelons que cette artiste dadaïste avait su à sa manière, dans
un environnement certes différent et tout particulièrement hostile
– elle avait du faire face et à l'animosité de ses confrères
mâles et du régime nazi –, renégocier des images hétérogènes
à des fins tout aussi stimulantes et entêtantes que celles qui nous
sont données à voir ici.
✦
Emmanuelle
Lequeux
Le
Quotidien de l'Art n°523, janvier 2014
Giulia
Andreani : les visages de la mémoire
Le
bleu est la plus belle des couleurs : c’est elle qu’a choisie la
mémoire, dans ses argentiques ; c’est elle qu’a élue la jeune
peintre Giulia Andreani, dans ses toiles qui se souviennent. Dès
l’entrée de cet ancien commissariat qui lui sert d’atelier à
Montrouge, une « maison de
sorcière
» entre deux cités, on est saisi : l’histoire est le coeur
battant de son art déjà si mûr (la vive italienne approche à
peine les 30 ans). Guerre froide ou Résistance, elle s’empare des
photographies qui constituent notre inconscient collectif, et surtout
de celles que les greniers cachent, pour en faire peinture. Mais pas
d’histoire, elle exècre le qualificatif : « je
travaille sur les visages de la mémoire,
préfère-t-elle dire. Quand
je peins des visages de jeunes dictateurs
(d’avant les visages qu’on leur connaît, NDLR), c’est
une façon de m’approprier de manière très subjective cette
histoire qui est aussi la mienne, de m’y confronter
».
Casque
de cheveux et regard raffiné, son Ceaușescu gamin ne ressemble-t-il
pas à Kafka ? « Cette image
très séduisante est ma manière d’inciter à se méfier de la
prétendue objectivité de l’image »,
répond-elle. Même démarche quand elle investit les clichés de
dignitaires nazis saisis par l’objectif dans le calme du repos
familial. Goebbels et autres monstres, les voilà pères parfaits,
maris aimants. Sauf que Giulia Andreani introduit dans ses images ce
trouble qu’en digne germanophile, elle appelle « Unheimlich
». Cette inquiétante étrangeté, banalité du mal qu’elle
souligne de son pinceau bleu délavé, qui révèle autant qu’il
efface ? « L’horreur dans
sa dimension affective
».
Souvent,
chez elle, des visages entiers disparaissent, pour n’être plus
qu’ovales. D’autres surgissent, celui de cette passionaria
yougoslave qui résista en France, s’enfonça dans l’oubli avant
que la jeune artiste ne la retrouve dans les archives du musée de la
Résistance de Champigny-sur-Marne. « J’aime
aller fouiller dans les archives marginales, privées ou publiques,
trouver des images pas encore numérisées que je peux révéler par
mon travail d’imbécile rétinienne
», explique-t-elle. En étudiant, à son arrivée en France en 2008,
l’école de peinture de Leipzig, elle a tout compris des entregents
de l’image de propagande, elle saisit la complexité de la
figuration contemporaine. Et elle a appris à résister à ces
professeurs qui traitaient la figuration de « mauvaise
marchandise ».
Très rapidement, elle s’est détachée de la « peinture
peinture qui se revendique comme un monolithe dans les arts
plastiques »,
après avoir « mangé pendant
des années du Bellini »
durant sa formation assez académique aux Beaux-arts de Venise.
La
transition fut rapide, provoquant un joli succès d’estime lors de
son passage au Salon de Montrouge en 2012, qui a donné un coup
d’accélérateur à son parcours. De nombreux collectionneurs l’ont
remarquée, et le Lab-Labanque de Béthune l’a invitée, avec neuf
autres artistes, à travailler sur la guerre de 1914-1918. « C’est
un défi de travailler sur cette mémoire, qui est négligée
», estime-t-elle. En fait, il suffisait à Giulia Andreani de
trouver sa couleur. Comme une évidence, le gris de Payne est venu
pour quasiment toutes ses toiles : « C’est
une couleur inventée par un paysagiste britannique du XVIIIᵉ
siècle, William Payne, un gris bleuté avec un peu de rouge et de
terre, la couleur de l’ombre et de la brume,
explique-t-elle. Il est ma
façon de rester ancrée dans les images que j’utilise comme
source, toutes en noir et blanc. Dans mon travail, la couleur serait
trop bavarde
». Elle a donc privilégié cette teinte des fantômes, pour
produire des images qui hantent longtemps.
(Texte
publié dans le cadre du programme de suivi critique des artistes du
Salon de Montrouge, avec le soutien de la Ville de Montrouge, du
Conseil général des Hauts-de-Seine et du ministère de la Culture
et de la Communication).
✦
Julie
Crenn
Artpress n°409, 2014
Introducing
Introducing
Diplômée
de l’école des Beaux-arts de Venise, Giulia Andreani vit et
travaille à Paris depuis 2008. À la Sorbonne, elle entame des
études d’histoire de l’art et rédige un mémoire sur l’Ecole
de Leipzig. Peintre-chercheuse, elle allie un travail de fouille avec
celui d’une peinture exigeante. En puisant dans une imagerie
générée entre les années 1930 et 1960, elle analyse non seulement
les archives de l’histoire européenne, mais aussi l’iconographie
du pouvoir, dans la sphère publique comme dans la sphère privée.
Depuis 2010, elle constitue ce qu’elle nomme un atlas (un
clin d’œil à Richter), une source visuelle qu’elle transfère
sur la toile et le papier.
Inspirée
par le cinéma italien, les séries Z, l’histoire de la peinture,
l’imagerie politique et les archives familiales, Giulia Andreani
alimente « le journal d’une iconophage » qui touche à
un imaginaire collectif. Pour cela, elle dépoussière les fonds
d’archives oubliés, part à la rencontre d’individus aux destins
atypiques, fouille les ouvrages d’histoire de l’art et les albums
de familles. Les documents photographiques sont ensuite révélés à
l’acrylique sur la toile et à l’aquarelle sur le papier.
Chromatiquement, l’artiste impose une unité plastique avec
l’utilisation du gris de Payne. Un gris teinté de bleus, un bleu
chargé de gris qui traduit un silence et une densité propres aux
souvenirs. La couleur participe à un double effet situé entre la
persistance et la résurgence. La notion de frontière joue un rôle
essentiel, tant sur le plan technique que pictural. L’artiste
n’exploite pas la totalité des surfaces, les réserves sont des
espaces de respiration comme de trouble. La dimension fantomatique
est accentuée par la fluidification des corps et des visages
traversés de coulures. Un jeu s’installe entre la surface et la
profondeur, entre l’apparition et la disparition, entre la réalité
et la fiction, entre le passé et le présent, entre la vie et la
mort.
Contre-pouvoirs
Profondément
engagée dans un travail de mémoire, elle décortique les images de
l’histoire européenne. De la Première Guerre Mondiale à la
Guerre Froide, elle compile les images de notre Histoire.L’Allemagne,
l’Italie et la France prédominent, les trois pays partagent autant
de pages sombres que de mouvements de résistances. Giulia Andreani
s’approche de ces tensions pour produire un discours visuel et
critique. La série Forever
Young (2012)
figure les « grands » dictateurs (de Staline à Mao, en
passant par Franco et Salazar), leurs visages juvéniles ne présagent
rien des monstres en devenir. Les portraits interrogent la
construction de leurs parcours respectifs. Inversement, elle parcourt
les catacombes de Palerme pour restituer les visages momifiés des
hautes figures cléricales de la ville. En opérant des glissements
temporels, elle contourne les visages iconiques. Qu’ils soient
figés dans leur jeunesse ou dans la mort, les acteurs du pouvoir
apparaissent de manières inattendues.
Histoire(s)
À
la grande Histoire, Giulia Andreani superpose la petite histoire.
Elle poursuit les parcours d’anonymes qui pendant ou après la
guerre, ont traversé leurs pays pour en rejoindre d’autres. Un
travail d’enquête qui intervient suite à une rencontre, comme
c’est le cas pour le projet [Non]
si passa la frontiera (2013).
Peintures et aquarelles retracent la vie d’Eduardo Cosimo
Cammilleri qui, en fuyant l’Italie de Mussolini, a traversé la
frontière pour s’installer en France. Grâce à la fille de
Cammilleri, l’artiste puise dans les archives d’une vie :
photographies intimes où il pose habillé en femme avec sa sœur,
déguisé avec ses amis lors d’un enterrement de vie de garçon ;
mais aussi des photographies plus officielles où l’homme, vêtu
d’un uniforme militaire, s’engage dans l’armée française et
part en Indochine. Au-delà des parcours identifiés, Giulia Andreani
nourrit son atlas de documents anonymes, de visages et de corps
perdus dans les archives et les bibliothèques. Elle s’approprie et
interprète au pinceau ces images qui apportent une touche d’humanité
à la grande Histoire.
À
rebours des propagandes
En
filigrane, l’artiste mène un travail sur la représentation des
femmes. Si sur les documents originaux, elles sont des instruments
mis au service du pouvoir masculin, l’artiste renverse la stratégie
en déclinant des allégories sociétales où les femmes portent une
vision critique. Un groupe de femmes avance joyeusement, tandis qu’en
arrière plan fume la cheminée d’une raffinerie (Les
Sept Sœurs,
2011). L’artiste fait ici référence au « Cartel des Sept
Sœurs », les sept plus grosses compagnies pétrolières qui
mènent d’une main de maître le marché. La toile
intitulée L.E.F (2012)
présente trois femmes paradant, jambes et bras en l’air. Elles
portent des chapeaux sur lesquels sont inscrites les
devises Liberté, Egalité,
Fraternité.
Elles incarnent la structure de la République française, qui aux
yeux de l’artiste s’effondre du fait de la montée de mouvements
xénophobes. La Liberté est
amputée de son pied, l’Egalité est
privée d’un œil et le bras droit de la Fraternité est
coupé. Un groupe de Miss pose en arborant les écharpes qui
indiquent leurs nationalités (Miss
Europe,
2013). En creux, l’artiste réalise le portrait d’une Europe
affaiblie par un manque de cohérence politique et par la crise
économique. Elle retourne ainsi les images de propagande pour en
faire de véritables instruments critiques envers des sociétés qui
ne semblent pas avoir retenu les leçons de leur propre Histoire.
Entre passé et présent, les erreurs, les torsions, les
manipulations, les horreurs perdurent. L’artiste veille aux
images : leur rôle, le discours qu’elles véhiculent et leurs
répercussions normées sur l’imaginaire collectif.
✦
Marc
Lenot
(Slickers
n°4, automne 2012)
C’est
une peinture basse définition que celle de cette jeune italienne de
Paris, une peinture qui réactive l’image photographique, qui
efface la trop précise réalité de la représentation et y fait
resurgir des fantômes, inscrivant dans la durée picturale ce qui ne
fut qu’instantané, exhumant des images historiques ou privées,
pour les faire revivre sur ses toiles bleutées au gris de Payne, ce
ton magnétique évoquant les photos anciennes.
Giulia
Andreani ose s’affirmer comme peintre figurative, envers et contre
tout, sans tiédeur, avec passion. « La
peinture aura le dernier mot »,
proclame-t-elle. Elle travaille sur l’apparition, la persistance,
la nostalgie, la mort aussi, et La
Chambre claire a
été pour elle une invite et un défi permanent à créer son propre
univers. Elle capture le « ça
a été »,
le détourne et le peint : dans ces frontières bleutées, elle
crée des émergences fantomatiques, des résurgences d’histoire
officielle ou des scènes mythiques de cinéma. Les réserves de la
toile, les coulures, les transparences tentent d’arracher l’image
à la représentation mécanique, de la rendre unique, auratique.
Elle
peint des dictateurs et des hommes politiques dans la vie publique,
elle peint des femmes dans l’intime et le familial, elle peint la
façade et les coulisses, entre histoire et théâtre, elle peint des
icônes du cinéma italien, machistes et tragi-comiques, elle peint
des masques, terrifiants ou dérisoires, elle peint des momies
palermitaines, horreur devant laquelle le pinceau devrait reculer,
mais dont elle dilue la violence macabre dans ses aquarelles, elle
peint, dit-elle, « le
pouvoir, ses manifestations narcissiques et grotesques, images
suspendues entre ironie et cynisme ».
Face
à ses tableaux, la mémoire peine à se frayer un chemin jusqu’à
la surface de la conscience, on tente malaisément de s’approcher
de la réalité de ses sujets, s’appuyant vainement sur ses titres
détournés, et on reste entre deux mondes, en suspens au milieu de
ses images.
Giulia
Andreani est une peintre d’histoire et de disparition, une fille de
Gerhard Richter et de Hannah Höch, en « recherche
continuelle de stabilité sur un tas de ruines »,
une « iconophage »,
dit-elle. Mais, ne se contentant pas de les dévorer, elle les digère
et en régurgite de nouvelles.
✦
Léa
Bismuth
57e
Salon de Montrouge, 2012
La
peinture de Giulia Andreani est constituée d’une série
d’apparitions bleutées, qui semblent surgir de l’espace de
représentation, comme des blocs de présence. Elle travaille souvent
à partir de documents photographiques évoquant une série d’étapes
de l’Histoire du XXᵉ siècle, notamment la Guerre Froide.
Par
exemple, dans la série Forever
Young, elle
réalise le portrait des grandes figures dictatoriales du siècle
passé — pour laquelle les dictateurs sont pris dans leur jeunesse,
leurs visages parfois poupons ne présageant pas des temps sombres à
venir — ; ou
bien s’approprie une photographie du dernier anniversaire de la RDA
dans une grande toile au titre ironique : Les
Histoires d’amour finissent mal...en général. Dans
cette dernière, en apparence inachevée, les silhouettes s’imposent
au-delà du temps et des affres de l’Histoire, regardant le
spectateur d’un œil spectral. Ces personnages font fortement
penser aux photos de famille, à ces images de groupe utilisées par
Gerhard Richter dans ses tableaux des années 1960, entre statisme et
vibration de la disparition.
Ce travail pictural, fondamentalement photographique — au sens où pour Roland Barthes la photographie doit traiter du « ça a été », comme une attestation physique du temps passé et à jamais disparu — interroge la mort inévitable de toute chose, et sa possible survivance fantomatique dans les images. Ici, c’est dans la technique même utilisée que le Temps est à l’œuvre : Giulia Andreani utilise une peinture acrylique très diluée, qu’elle applique presque comme de l’aquarelle sur une toile de coton, recherchant à la fois les effets de matière, d’ombres, de coulures et un effacement permanent. Ces images sont réalisées comme des monochromes, avec une seule teinte : le gris de Payne, qui est un mélange de noir, rouge et bleu, créant une teinte très particulière, entre le chaud et le froid ; une teinte un peu magnétique qui n’est d’ailleurs pas sans évoquer le côté miroité des anciens daguerréotypes et des vieilles photos.
Ce travail pictural, fondamentalement photographique — au sens où pour Roland Barthes la photographie doit traiter du « ça a été », comme une attestation physique du temps passé et à jamais disparu — interroge la mort inévitable de toute chose, et sa possible survivance fantomatique dans les images. Ici, c’est dans la technique même utilisée que le Temps est à l’œuvre : Giulia Andreani utilise une peinture acrylique très diluée, qu’elle applique presque comme de l’aquarelle sur une toile de coton, recherchant à la fois les effets de matière, d’ombres, de coulures et un effacement permanent. Ces images sont réalisées comme des monochromes, avec une seule teinte : le gris de Payne, qui est un mélange de noir, rouge et bleu, créant une teinte très particulière, entre le chaud et le froid ; une teinte un peu magnétique qui n’est d’ailleurs pas sans évoquer le côté miroité des anciens daguerréotypes et des vieilles photos.
Toujours
avec cette même teinte, Giulia Andreani travaille à partir de
captures d’écran qu’elle extrait de films italiens, ceux du
Néo-réalisme ou de la comédie italienne, qui sont pour elle des
portraits parfois grotesques d’une Italie dont elle mentionne en
permanence le caractère tragique, qu’elle dépeint comme une
société fortement machiste, dans laquelle il est difficile de
peindre quand on est une femme. L’Italie, qu’elle a quittée
depuis trois ans, est pour elle un pays tragi-comique, où tout le
monde porte un masque, comme dans le théâtre pirandellien. C’est
dans cette perspective qu’elle consacre une série aux momies des
catacombes capucines de Palerme qui sont autant de fixations
charnelles de la mort, parfaitement conservées, habillées comme
pour sortir, dans des attitudes très théâtrales. Giulia Andreani
dit elle-même être tiraillée entre le Nord et le Sud, l’histoire
et le théâtre, pourrait-on dire.
✦
Christine
Ithurbide
Prix
Sciences-Po pour l'art contemporain, 2012
Giulia
Andreani exhume d'archives de presse et de cinéma des portraits de
groupe aux tensions singulières et d'une troublante actualité. Des
clichés noirs et blancs aux extraits de films d'auteurs italiens,
son travail interroge les frontières entre la peinture et la
photographie, la fusion de ces deux langages, leur place dans la
construction de la mémoire collective. Préservant la bichromie des
médiums d'origine, un filtre bleu vient diluer l'image dans les
méandres de l'histoire tout en révélant les contours de
personnages sensuels et inquiétants, réels ou fictionnels,
familiers ou anonymes. L'artiste fait ainsi émerger une étrange
comédie humaine, où se croisent infirmières, pin-up, dictateurs,
madones et momies. Cette alchimie décomplexée joue sur les
mécanismes de l'image de propagande, l'ubiquité des scénarios
psychodramatiques qui s'insinuent dans la culture visuelle de masse.
Sa peinture s'est progressivement élaborée à partir de la rencontre entre sa culture italienne d'origine et sa fascination pour la peinture allemande et de l'époque de la Guerre Froide. Ainsi, comme elle l'explique, son travail aime à croiser le « néoréalisme tragicomique de Pietro Germi,l'hypermaniérisme politisé de Pier Paolo Pasolini, les lumières décadentes de Luchino Visconti », tout en puisant dans l'univers des figures déformées et clownesques des collages d'Hannah Höch et des peintures de Gerhardt Richter. Chacune de ses toiles laisse transparaître une véritable recherche sur la graphie de la lumière, l'inachevé, le vide, le blanc, le transparent, le fantasme autour de la photographie.
If I fail he dies, dévoile dans la pénombre des locaux de la Croix Rouge des infirmières silencieuses, appliquées à des gestes minutieux et mécaniques. Le visage a demi-caché, elles s'affairent à sauver le capitalisme, les enveloppes de don qu'elles manipulaient soigneusement sont devenues des billets de banque. Le contexte d'origine de la grippe espagnole de 1918 a laissé place aux images subliminales des guerres financières, biochimiques, ravivant avec dérision les peurs de crises et de décadences des sociétés contemporaines.
Les femmes, souvent restées dans l'ombre du pouvoir, réapparaissent dans ses peintures aussi discrètes et séduisantes que dangereuses. Comme dans la plupart de ses oeuvres, Giulia s'attache à présenter les moments de basculement, de déclin, ceux et celles qu'ils emportent dans leur chute, portant des masques grotesques, agonisants ou cyniques. Sa peinture agit alors comme le bain révélateur d'un moment déjà vu, théâtral, à la fois marquant et intime, mais dont on aurait manqué un détail. C'est ainsi que dans une récente série de portraits, derrière l'apparente candeur et fierté de jeunes hommes, se cachent les visages des futurs dictateurs du monde contemporain. Un regard sur la construction de relations géopolitiques complexes, mais de façon discrète, détournée, parfois insolente. Effaçant ou entrecroisant les découpages historiques et géographiques, l'artiste filtre avec clairvoyance et humour des histoires qui se répètent presque imperceptiblement.
Sa peinture s'est progressivement élaborée à partir de la rencontre entre sa culture italienne d'origine et sa fascination pour la peinture allemande et de l'époque de la Guerre Froide. Ainsi, comme elle l'explique, son travail aime à croiser le « néoréalisme tragicomique de Pietro Germi,l'hypermaniérisme politisé de Pier Paolo Pasolini, les lumières décadentes de Luchino Visconti », tout en puisant dans l'univers des figures déformées et clownesques des collages d'Hannah Höch et des peintures de Gerhardt Richter. Chacune de ses toiles laisse transparaître une véritable recherche sur la graphie de la lumière, l'inachevé, le vide, le blanc, le transparent, le fantasme autour de la photographie.
If I fail he dies, dévoile dans la pénombre des locaux de la Croix Rouge des infirmières silencieuses, appliquées à des gestes minutieux et mécaniques. Le visage a demi-caché, elles s'affairent à sauver le capitalisme, les enveloppes de don qu'elles manipulaient soigneusement sont devenues des billets de banque. Le contexte d'origine de la grippe espagnole de 1918 a laissé place aux images subliminales des guerres financières, biochimiques, ravivant avec dérision les peurs de crises et de décadences des sociétés contemporaines.
Les femmes, souvent restées dans l'ombre du pouvoir, réapparaissent dans ses peintures aussi discrètes et séduisantes que dangereuses. Comme dans la plupart de ses oeuvres, Giulia s'attache à présenter les moments de basculement, de déclin, ceux et celles qu'ils emportent dans leur chute, portant des masques grotesques, agonisants ou cyniques. Sa peinture agit alors comme le bain révélateur d'un moment déjà vu, théâtral, à la fois marquant et intime, mais dont on aurait manqué un détail. C'est ainsi que dans une récente série de portraits, derrière l'apparente candeur et fierté de jeunes hommes, se cachent les visages des futurs dictateurs du monde contemporain. Un regard sur la construction de relations géopolitiques complexes, mais de façon discrète, détournée, parfois insolente. Effaçant ou entrecroisant les découpages historiques et géographiques, l'artiste filtre avec clairvoyance et humour des histoires qui se répètent presque imperceptiblement.
✦
Céline
Dumas
Evreux, 2012
Sept
pin-up, bras dessus bras dessous, avancent triomphalement vers le
spectateur. Postées devant un décor industriel de raffineries de
pétrole, Les Sept sœurs
(2011) ne sont autres qu’une allégorie du pacte signé, en 1911,
entre les compagnies de pétrole internationales pour contrecarrer la
domination de la Standard Oil,
fondée par John Rockefeller. Cette alliance n’est, pourtant, qu’un
leurre et les compagnies vont s’opposer dans une lutte sans merci.
L’apparente communion de ces icônes féminines, dissimulant à
peine leurs visages grimaçants et la difformité de leur corps,
constitue l’écho explicite de cette Histoire.
L’Histoire
et ses images emblématiques, théâtrales ou grotesques constituent
la matière première du travail de Giulia Andreani, peintre
vénitienne, arrivée à Paris en 2008. Traquant les photographies
historiques, celles de rencontres d’hommes politiques durant la
guerre froide, les portraits de dictateurs ou les captures d’écran
du cinéma d’auteur italien, l’artiste italienne maltraite et
désinvestit ces documents de leur réalité comme pour mieux nous en
éloigner. Le ton monochrome de l’acrylique, celui du gris de
Payne, appliqué comme de l’aquarelle sur une toile de coton,
confère aux personnages dépeints des allures spectrales. Dilué à
outrance, il devient la métaphore de la dissolution de l’image
photographique, comme l’évoquent les coulures ou les parties
inachevées de ses compositions. Minutieusement, Giulia Andreani
dé-tisse le fil de l’Histoire et le « ça a été(1)» dont
parle Roland Barthes quand il définit la photographie comme un moyen
d’attester du temps passé et à jamais disparu. Dans cet effort
pour renverser ou inverser le processus photographique, les titres et
les collages picturaux grotesques héritiers du Dadaïsme berlinois
ont leur rôle à jouer.
Ainsi,
la rencontre historique entre le dirigeant de la République
démocratique allemande, Erich Honecker et celui de la Russie
soviétique, Mikhaïl Gorbatchev pour le dernier anniversaire de la
RDA en 1989, se joue sur un air des Rita Mitsouko : Les Histoires
d’amour que l’artiste reprend dans le titre du tableau. Les
références ironiques à la musique pop ou celle d’Elvis (comme
dans Love me tender, 2011)
participent de ce procédé de mise à distance. Devant ce tableau,
souvenir d’un événement devenu flou, le doute s’instaure et
l’on se demande s’il a bien eu lieu. La forme loufoque du masque
de lapin que l’on retrouve dans Follow
the white rabbit ou
dans Follow the white rabbit
II
un officier nazi dont le visage est remplacé par une tête de lapin,
dans la lignée des collages satiriques d’Hannah Höch, opère
encore dans le même sens. Giulia Andreani déjoue l’image
photographique et en désamorce le procédé, elle s’infiltre et y
insère astucieusement les éléments d’une contestation latente. «
Depuis l’invention de la photographie puis des techniques modernes
de reproduction et de diffusion des images, rappelle Yves Michaud,
une énorme quantité d’images de toutes origines se sont mises à
circuler puis ont envahi notre environnement(2)».
L’image mécanisée, hyperréaliste, nous assaille. Qu’à cela ne tienne, la peinture de Giulia Andreani s’en empare et filtre son contenu pour mieux le détourner. La peinture, dit-elle, aura le dernier mot.
L’image mécanisée, hyperréaliste, nous assaille. Qu’à cela ne tienne, la peinture de Giulia Andreani s’en empare et filtre son contenu pour mieux le détourner. La peinture, dit-elle, aura le dernier mot.
(1)
Roland Barthes, La chambre :
notes sur la photographie,
Paris, Gallimard, 1980, cité par Léa Bismuth dans le texte pour
l’exposition Montrouge 2012. (2)
Yves Michaud, L’art à
l’état gazeux
:
essai sur le triomphe de
l’esthétique,
Paris, éditions Stock, 2003.